À la poursuite du fait littéraire Margot Mellet

À la poursuite du fait littéraire : Perspective plastique et technique du texte

Margot Mellet
The following reflection proposes to shift the perspective on literary matters by reexamining the question of the ontology of literature based on the materiality of the text (its technical, media, and editorial arrangements). The identification of the phenomenon of literature, an ongoing issue in literature over the ages (up to digital literature), raises questions about the realities of a number of categories (readable, visible, audible) and systems of antinomy (substance/form, matter/meaning), opening up a much wider discussion of matter in the world. By studying a number of intellectual approaches that investigate porosities between medium and inscription (the theories of media studies and the new materialism) and a number of creations that enhance the medial part of the text (Balzac’s Physiologie du mariage, Mallarmé’s Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard and Carson’s Nox), the article seeks to dismantle the essence of the phenomenon of literature into a diversity of agencies and a multitude of plastic practices.
La réflexion suivante propose de changer de perspective sur les questions littéraires en réexaminant la question de l'ontologie de la littérature basée sur la matérialité du texte (ses arrangements techniques, médiatiques et éditoriaux). L'identification du phénomène de la littérature, une question persistante dans le domaine littéraire à travers les âges (jusqu'à la littérature numérique), soulève des interrogations sur la réalité de plusieurs catégories (lisible, visible, audible) et des systèmes d'antinomie (fond/forme, matière/sens), ouvrant ainsi la voie à une discussion beaucoup plus large sur la matière dans le monde. En étudiant diverses approches intellectuelles qui examinent les porosités entre le média et l'inscription (les théories des études médiatiques et le nouveau matérialisme) ainsi que plusieurs créations qui mettent en valeur la dimension médiatique du texte (tel que la Physiologie du mariage de Balzac, Un Coup de dés jamais n'abolira le hasard de Mallarmé et Nox de Carson), l'article cherche à décomposer l'essence du phénomène de la littérature en une diversité d'acteurs et une multitude de pratiques plastiques.

En tant que mises en tension entre littérarités et spécificités du support numérique (Bonnet), les littératures numériques provoquent l’émergence de nouvelles hybridations et complexifications de l’écriture (Petit et Bouchardon). Pertes de repères par un principe du tout écrit1, les pratiques des nouvelles littératures font exploser les cadres et les codes des régimes du lisible, de l’audible et du visuel. Au-delà de la pertinence de la remise en question de certains principes littéraires (les postulats tels que l’œuvre close, le texte fixe ou l’auteur unique (Mouralis et Mangeon)) qui donne lieu à d’inventives nouvelles terminologies (l’écranvain (Bonnet)), l’écran interroge les possibilités médiatiques de conception et de compréhension de l’objet littéraire : comment penser le texte dans un environnement qui convoque d’autres régimes de l’écriture (écriture sonore, visuelle, en mouvement) ? Comment penser une transversalité de la littérature au fil des supports et des matières ? Quel serait le nom de la substantifique moelle du littéraire au travers des supports ?

Si les textes numériques se définissent par des principes de modularité, variabilité et évolutivité de l’inscription (Manovich), la problématique d’une porosité entre les arts et les régimes d’inscription n’est pas propre au numérique tant elle est une résurgence de pratiques plus anciennes. Déjà les mouvements du surréalisme et du dada, en touchant notamment au cadre de la page et en instaurant un jeu poétique par des compositions typographiques, annonçaient une modernité de la littérature en ce qu’ils déplaçaient la qualité de l’objet littéraire de la poétique à la poïèsis, soit à une texture du support. Le tournant matérialiste dans les humanités nous a également amenés à considérer entre autres les pratiques concrètes qui sous-tendent nos lectures, écritures et interprétations (Miller). L’époque des écritures numériques est en ce sens tout autant l’héritage d’une invention des médias par la littérature que l’occasion de poursuivre la remise en cause fondamentale des catégories par le fait littéraire2. Paradoxalement, et c’est l’hypothèse de ce papier, le fil rouge entre les incarnations du fait littéraire se trouve moins dans une tradition d’écriture que dans une perspective plastique du texte. Qu’il soit lisible, visuel ou audible, le fait littéraire se prolonge au travers d’une approche de structuration concrète (que l’on pourrait dire éditoriale) du support.

Cet article souhaite interroger plusieurs pratiques du fait littéraire, plusieurs approches intellectuelles (dont les études désignées par le terme de nouveau matérialisme3 et les théories des médias4) et entreprises poétiques autour de la pensée qui font du texte une matière vibrante (Bennett) parce que renégociée par l’intention d’inscription : le texte n’est alors plus abordé comme un ensemble lexical et linguistique mais comme un composé de traces techniques et plastiques.

To Deal Or Not To Deal With Text

One of the primary and ongoing tensions in an academic multimedia journal is the question of how to deal with text. This is not a new question nor is it one that is peculiar to electronic publishing. One of the ways of dealing with text in a screen-based vernacular is to think of it as an instance of images. Usually this is marked by the shift from plain text to typography, which broadens the expressive palette to include fonts, layout, color, composition, contrast, opacity, dynamism, etc. (McPherson 109)5 »

Posée par Steve Anderson et Tara McPherson dès la déclaration éditoriale de la revue Vectors, la question « how to deal with text » déborde du cadre particulier d’une revue multimédiale ou plus simplement d’une revue académique – que cette dernière soit numérique ou non – pour interroger l’être du fait littéraire. C’est là certainement une des (nombreuses) questions intemporelles de la littérature qui introduit ma réflexion en ce qu’elle sous-entend la préséance du texte. Les théories générales de la littérature accordent en effet une prédominance à ce composant : les théories de l’inter/hyper/hypo/trans-textualité, le courant du post-structuralisme par exemple (Vitali-Rosati, « Mais où est passé le réel ? ») font du texte un élément clos, abstrait, presque unicellulaire, autour duquel tourne et se noue le fait littéraire par des systèmes réticulaires (entre/au-dessus/au-dessous/au-travers). Le texte dans ces systèmes désigne singulièrement un ensemble de signes linguistiques, élevé au rang d’objet culturel par des principes de relations, qui demeure néanmoins disjoint du support. Ces approches texto-centrées ont leur importance et utilité (elles permettent de définir un art, de situer son être), mais elles comportent la dérive de contraindre une réflexion à un aspect unique, de réduire un faire à un objet. La question peut alors être renversée: Est-ce que la littérature n’est que ça, soit que dealer with du texte ? « How [not] to deal with text » et pourtant faire de la littérature?

Dans la fondation de leur revue/laboratoire, l’équipe de Vectors a pris le parti de ne pas traiter le texte comme une instance du domaine de l’image – soit de ne pas faire ce qu’ils désignent par une « image du texte » en prenant en compte les éléments principalement visuels de sa composition (typographie, police, mise en page) – mais de plutôt considérer le texte comme une instance du code, soit de gérer le texte depuis une perspective machine. Le texte sort en quelque sorte de son abstraite enveloppe classique pour correspondre à un élément incarné, techniquement palpable. Si les résultats finaux s’avèrent des produits hautement visuels et semblent pouvoir être compris comme des compositions graphiques à bien des égards, mon intérêt vis-à-vis de leur projet s’attache davantage ici à la distinction faite entre le régime de l’image et celui du code. Ne serait-ce pas là la résurgence d’une distinction bien plus vertigineuse ? Soit la « rhétorique de l’immatérialité qui oppose forme et matière, ou contenu et contenant, en présupposant qu’il y ait d’un côté quelque chose de pur, immatériel, noble et précieux et de l’autre son incarnation, impure, matérielle, imparfaite, vile et sans importance » (Vitali-Rosati). Cette opposition résonne avec les antinomies fond/forme, réalisation manuelle et conceptualisation, technique et image. Au cœur de ces déclinaisons se cristallise un système de valeur récurrent : le hiatus sens/matière6 qui distingue la pensée, la réflexion, l’idée de son incarnation, du support de son enregistrement. Ne peut-on joindre les deux dans la réalisation d’un texte ? Soit par exemple considérer une image du texte qui serait une image technique et où la technique en tant que telle serait également porteuse de sens.

L’Image Technique du Texte

Les théories des médias, en s’intéressant notamment aux caractéristiques matérielles et techniques du média et en l’insérant dans une histoire longue des médiations et des arts, tentent une réconciliation entre fond et forme. Dans leurs perspectives, le média n’est plus abordé comme un simple intermédiaire ou un espace/outil subordonné aux besoins d’une écriture ou à cette écriture qu’il véhicule : il la détermine7. On pourrait une nouvelle fois scander le slogan des théories des médias, « [t]he media is the message », qui ne souligne pas seulement l’importance du média et son rôle déterminant dans notre processus de connaissance, mais qui affirme également le rapport ontologique entre le média et le message. Le média est le message et dans cette perspective, le fait littéraire est une invention du support ou de la surface d’inscription (Christin, L’image écrite, ou, La déraison graphique). Chercheure spécialiste de l’histoire de l’écriture et des relations entre texte et image8, Christin parle de pensée de l’écran9 au sens un espace où l’inscription et la diffusion coexistent dans le fait littéraire. Cela revient à dire qu’il ne pré-existe pas de caractéristiques du signe (en terme de régime d’inscription) avant le processus de médiation concret. Étudier un texte comme médiation ne relève pas d’un ajout (qui reviendrait à adopter un nouvel angle d’étude) ou d’une révélation (qui consisterait à démontrer l’existence d’un composant ou d’une caractéristique inédite), mais consiste davantage à nous décentrer d’une approche précédente pour effectuer le même mouvement que celui d’un individu face à une anamorphose (Monjour). Dans ce décentrement face au texte, l’analyse du contenu tel qu’il se présente rejoint l’examen du contenu tel qu’il se structure : pour donner un exemple, je vois le texte comme une organisation d’éléments linguistiques qui fait sens et je vois le texte comme une organisation d’inscriptions qui fait le sens dans la page. Comme pour l’anamorphose, le décentrement confirme que la trace d’une écriture est et a toujours été technique (Christin, L’image écrite, ou, La déraison graphique). Si elle évite le strabisme, la solution de considérer d’un côté l’image du texte (l’obole), de l’autre son envers technique (le crâne), restreint cependant la connaissance du texte à un seul ensemble de problématiques. Or le texte semble justement jouer sur l’hybridité entre les deux pôles en ce que l’écriture se définit par une double genèse du signe (parole et image) (Christin, L’image écrite, ou, La déraison graphique).

« [I]l n’est pas de texte qui, pour advenir aux yeux du lecteur, puisse se départir de sa livrée graphique. » (Souchier, « L’image du texte pour une théorie de l’énonciation éditoriale »)

Oublier ou omettre une de ces composantes (ici l’image du texte) revient à faire abstraction d’une partie essentielle du texte soit de « ce qui lui permet d’exister et d’être “aux yeux du lecteur”, ce par quoi advient le “contenu” » (Souchier, « L’image du texte pour une théorie de l’énonciation éditoriale »). La notion d’énonciation éditoriale que définit Souchier dans ses travaux justement considère l’écrit dans toute son « épaisseur » (soit la résistance physique, matérielle, la présence sociale et idéologique) et, si elle s’intéresse principalement à la posture du lecteur et à la nouvelle attention/lecture que lui impose/propose le texte, est importante ici parce qu’elle conçoit une image du texte comme une image éditoriale. Image du texte (poétique textuelle qui articule matière et mots (Souchier, « L’image du texte pour une théorie de l’énonciation éditoriale »)) et image écrite (qui rappelle l’origine et la puissance de l’écriture dans la valeur graphique de son support (Christin, L’image écrite, ou, La déraison graphique)) semblent vouloir converger vers une même idée – celle de considérer le texte, ou un ensemble écrit, comme une articulation entre trace et signe – en refusant cependant l’abstraction : ces images sont des négociations avec le support, elles supposent de l’avoir pensé comme tel et de l’avoir investi10.

Dans le même effort de considérer le texte par le support, les caractéristiques de ce support et les actions effectuées sur ce dernier, le principe de documentarisation se définit comme le fait « doter ces supports [les documents] d’attributs spécifiques permettant de faciliter (1) leur gestion parmi d’autres supports, (2) leur manipulation physique, condition d’une navigation sémantique à l’intérieur du contenu sémiotique et enfin, (3) l’orientation des récepteurs » (Zacklad, « Transactions communicationnelles symboliques » 11). Cette approche, qui relève davantage du design de l’information, a le mérite d’admettre le document comme un artefact médiateur dans le transfert de connaissances et donc de rappeler l’importance de la pensée technique de la structuration de l’espace d’écriture numérique. Comprendre l’ensemble des étapes qui fondent le sens d’un contenu textuel (structuration, mise en accessibilité, visibilité et même lisibilité) dans les environnements numériques est notamment l’objet d’étude de l’éditorialisation (Vitali-Rosati et Vitali-Rosati), aussi défini par Zacklad comme un type de documentarisation (Zacklad, Réseaux et communautés d’imaginaire documédiatisées). Ces pensées de l’écriture, qui traitent de « l’environnement support » (Merzeau), mettent en lumière la pluralité des espaces et des dispositifs (que l’on pourrait nommer aussi conjonctures) qui sont pleinement acteurs dans la constitution d’un objet de savoir. Autrement dit, l’organisation des contenus génère du sens et ce que l’on pourrait désigner par l’édition (qui rassemblent les étapes de structuration, publication et légitimation des savoirs), limitée dans le temps et l’espace à la différence de l’éditorialisation, est constitutive dans ce que l’on considère comme le produit textuel.

Défendre ici une approche du texte comme un composé technique, lisible et visuel, n’est pas éliminer sa primauté en littérature telle que défendue par les théories poststructuralistes : il s’agit plutôt de déplacer cette primauté à un ensemble plus complexe, moins clos, plus poreux. Ces parcours intellectuels font émerger une ambiguïté de fond dans le fond littéraire tel qu’il a été jusqu’ici questionné : l’être littéraire est-il toujours une même association entre fond et forme, matière et sens ? ou émerge-t-il en réalité de la distinction faite ultérieurement entre fond et forme, matière et sens ?

À l’opposé de la vision d’un texte engourdi dans une glaise abstraite ou dans un cadre trop formel émergent des projets avec l’ambition de bouleverser ce qui peut être ironiquement appelé « l’essence de la littérature ». C’est aussi en déclinant les pratiques alternatives, en travaillant le texte sous d’autres aspects, en jouant de la primauté du discours, que ces projets défendent l’idée d’une littérature plastique où le texte est abordé au rang d’image technique : si la littérature consiste principalement à produire (le « deal ») du texte, la méthode de production (le « how ») n’est pas fixée.

Lettres de Plomb

Avant l’Oulipo et avant les poèmes typographiques des surréalistes, il est un exemple d’image du texte étonnant qui a fait notamment l’objet d’une étude approfondie par Souchier (« Le carnaval typographique de Balzac. Premiers éléments pour une théorie de l’irréductibilité sémiotique ») (et dont je reprends ici les grandes lignes). La Physiologie du mariage ou méditation de philosophie éclectique sur le bonheur et le malheur conjugal de Balzac (édition Charpentier de 1838) présente dans la « Méditation XXV : Des Alliés» quelques pages illisibles. Les pages 319 à 321 – à partir de l’ironique segment « L’auteur pense que La Bruyère s’est trompé » – des pages tronquées d’une suite de caractères typographiques :

Figure 1: Balzac, Physiologie du mariage, page 319. Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.
Figure 1: Balzac, Physiologie du mariage, page 319. Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.
Figure 2 : Balzac, Physiologie du mariage, page 320. Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.
Figure 2 : Balzac, Physiologie du mariage, page 320. Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.
Figure 3 : Balzac, Physiologie du mariage, page 321. Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.11

Des entreprises de décryptages/déchiffrements ont été lancées dès la parution du livre en 1829 sans trouver d’issues suffisamment convaincantes (Physiologie du mariage in Balzac, pp. 835-36), ce qui les a amenées à conclure à l’absence de sens du passage. Malgré les efforts assidus de nombreux chercheur·e·s, cette composition typographique n’a cependant pas de sens caché, c’est-à-dire qu’elle n’est pas autre chose que ce qu’elle montre. Cette conclusion est également partagée par des spécialistes balzaciens :

« Il ne faut chercher aucun sens au texte, à dessein indéchiffrable de la page 835. Balzac a voulu nous cacher son opinion sur les religions et la confession ; il s’en est tiré par une plaisanterie typographique, à la manière de son auteur favori, l’humoriste anglais, Sterne, en faisant imprimer des lettres assemblées au hasard. » (Balzac 895)

Chiffrement intraitable ou pur simulacre, les études portant sur ce passage, même celles qui évitent de trancher définitivement la question, s’accordent pour y voir la marque volontaire de l’auteur à ne pas se prononcer sur le sujet alors traité. Écho au titre du premier paragraphe de la méditation, « Des religions et de la confession, considérées dans leurs rapports avec le mariage », Balzac aurait opacifié à la lettre son opinion pour montrer les dangers de la confession lorsque prise comme l’unique source d’informations dont la véracité ne peut être remise en doute : « L’apparence formelle de l’écriture est désignation connotative de l’impasse pratique qu’est la confession » (Fassié 251).

Les thèses du badinage ou du passage sous silence se rejoignent en ce qu’elles semblent toutes ne pas prendre compte la réalité du métier de l’auteur, imprimeur et fondeur de caractère. Bien que les approches critiques et politiques abordent avec davantage d’intérêt l’« aucun sens » comme un élément constitutif du discours, elles demeurent ancrées dans la posture d’analyse textuelle classique, c’est-à-dire qu’elles cherchent une corrélation entre texte sémantique et texte a-sémantique. L’« aucun sens » est cependant évident à l’observation – il n’est d’ailleurs même pas nécessaire d’essayer de lire le passage pour le constater. C’est pourquoi il me semble que l’aucun sens émane du fait même de considérer le texte comme un signifié, c’est-à-dire de l’approche classique (l’analyse de texte comprenant entre autres la recherche de figures de style).

Comme le souligne Souchier, l’approche du déchiffrement ne tient pas face à la disparité de composition typographique entre les éditions de la Physiologie, certaines éditions ayant été de plus composées du vivant de l’auteur (« Le carnaval typographique de Balzac. Premiers éléments pour une théorie de l’irréductibilité sémiotique »). Ni cryptogramme, ni facétie ou délire soudain de Balzac, les trois pages sont à comprendre comme une démonstration de force que Souchier désigne par l’expression de « carnaval typographique » : il ne s’agit en effet pas d’encrypter un message, mais de renverser une approche traditionnelle du média, d’inverser les priorités entre support et message12. L’ordre logique est bouleversé, la figure canonique mise sens dessus dessous, la prédominance du texte, établie comme essence d’un art d’écriture, est détrônée. Le passage invite à adopter un autre regard, à se décentrer du texte pour aller observer la partie matérielle du signe, ce qu’il dit au sens de ce qu’il montre et performe.

Les pages balzaciennes n’ont en effet de sens que si l’on se décentre de l’attitude commune en littérature pour considérer le travail du média. Il ne faut pas lire le signe de la lettre mais visualiser la trace, le caractère typographique qui est en amont. L’écriture narrative est interrompue net justement pour montrer (ou confesser si l’on rejoint une analyse textuelle) son origine, sa vraie forme. C’est en quelque sorte un voyage à rebours de la lettre lue que nous proposent ces planches où l’on peut voir le texte au travail. L’image du texte est ici la transparence du savoir-faire de l’auteur en matière d’édition : c’est une réalité du texte littéraire, mais également une réalité de la perspective d’auteur de Balzac.

« […] il y a longtemps que je me suis condamné moi-même à l’oubli ; le public m’ayant brutalement prouvé ma médiocrité. Aussi j’ai pris le parti du public et j’ai oublié l’homme de lettre, il a fait place à l’homme de lettres de plomb […]. » (Lettre d’Honoré de Balzac à Loëve-Veimars, [1827] in Balzac et al. 317)

Composée dans une époque de doute, la Physiologie serait à comprendre comme la création (poétique et éditoriale) d’un homme hésitant entre deux professions – dont aucune ne semble alors convenir tout à fait puisque son imprimerie est alors proche de la faillite – et ce passage serait la mise en suspens de sa posture d’auteur. Le problème de cette lecture évoque celui de la séparation entre code et image du texte identifié plus haut. Comme si lettre et plomb ne pouvaient coïncider dans une entreprise poétique13. C’est au contraire ici une des rares occasions où auteur et éditeur s’assument en synergie14 : ce qui rend la signification des pages non seulement importante pour la considération du texte littéraire, mais également pour la figure d’auteur et tout le processus d’écriture littéraire.

Le how to deal with text, le processus du faire littérature, consiste ici à en montrer les coulisses, les rouages techniques, la matière, la plastique, les petites mains comme les outils. L’image du texte est une image technique car elle implique la mécanique concrète qui produit une littérature. À ce sujet, la question de la lisibilité est pertinente parce qu’elle permet de décliner une nouvelle polarité, lisibilité linguistique et lisibilité formelle. La littérature semble s’être largement fondée sur la lisibilité linguistique, mais cette dernière n’implique pas nécessairement la lisibilité du média. Il n’est par exemple pas nécessaire de connaître le travail éditorial (format, typographie, choix d’enrichissement, etc.) pour comprendre et analyser La Prisonnière de Proust. Dans le cas de la Physiologie, il est nécessaire d’identifier la marque du mobile d’imprimerie pour comprendre le sens de la création. Le texte se conçoit ainsi différemment selon la lisibilité privilégiée15 : la suite balzacienne fait sens et est à lire comme traces techniques16. Ce que Souchier appelle « dire typographique » ou « “dire” qui se tait pour se donner à voir » (Souchier, « Le carnaval typographique de Balzac. Premiers éléments pour une théorie de l’irréductibilité sémiotique »). Entre rapport d’énonciation et rapport de pouvoir, la forme automatique du texte est étrangifiée17 pour privilégier une lisibilité technique. Le détournement du média envisagé ici ne concerne pas la dimension stylistique ou structurelle de l’écriture, mais sa dimension matérielle : il a pour but de changer la perspective du message, faire en sorte que l’on ne puisse pas ignorer que le médium est le message et que, dans le cas d’un objet littéraire, c’est dans la page que l’on doit le chercher.

Blancs Pleins

Tout a changé dans la pensée occidentale de l’écrit avec le Coup de Dés de Mallarmé. (Christin, L’image écrite, ou, La déraison graphique 10)

Considéré comme le premier texte de la littérature occidentale « qui renouait les liens archaïques de la parole et de l’image, qui associait une nouvelle fois l’écriture au ciel » (Christin, L’image écrite, ou, La déraison graphique 209), Un coup de dés jamais n’abolira le hasard se présente comme une entreprise de jeu sur les origines doubles du texte, sur son hybridité entre parole et image. En plaçant la matière de la lettre dans le régime du lisible, le texte émane d’une rencontre entre parole et image : d’où son potentiel iconique qui est, selon Christin, ce qui lui confère son pouvoir.

Figure 4 : Mallarmé, Premier état du Coup de dés. Manuscrit autographe (février-mars 1897).

Création qui a été à l’origine de plusieurs entreprises éditoriales18, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard est un poème en vers libres dispersés sur onze pages doubles19, dérogeant ainsi aux conventions de la poésie traditionnelle et classique de l’époque de l’auteur.

Se concentrant sur l’espace de la page, Mallarmé recompose l’invention du support en recomposant l’union entre écriture et ciel selon Christin après Valéry20 :

« Mallarmé, m’ayant lu le plus uniment du monde son Coup de dés, comme simple préparation à une plus grande surprise, me fit enfin considérer le dispositif. Il me sembla de voir la figure d’une pensée, pour la première fois placée dans notre espace… Ici, véritablement, l’étendue parlait, songeait, enfantait des formes temporelles. L’attente, le doute, la concentration étaient choses visibles. Ma vue avait affaire à des silences qui auraient pris corps. […] C’était, murmure, insinuations, tonnerre pour les yeux, toute une tempête spirituelle menée de page en page jusqu’à l’extrême de la pensée, jusqu’à un point d’ineffable rupture : là, le prestige se produisait ; là, sur le papier même, je ne sais quelle scintillation de derniers astres tremblait infiniment pure dans le même vide interconscient où, comme une matière de nouvelle espèce, distribuée en amas, en traînées, en systèmes, coexistait la Parole ! […] – Il a essayé, pensai-je, d’élever enfin une page à la puissance du ciel étoilé ! » (Paul Valéry, Au directeur des « Marges », 1920, variété II, p. 624-626 – souligné par l’auteur)

Le jeu de dés est à l’image de la carte du ciel, mais son modèle est le résultat d’un décentrement de la page et du livre. S’inscrivant en parallèle d’un mouvement que l’on pourrait qualifier aujourd’hui de publicitaire (même si cela est anachronique), soit en lien avec des motivations commerciales, le poème de Mallarmé suit l’entreprise de réévaluation et de recréation de la lettre : il forme une espace graphique « où l’écriture se caractérise moins par l’élan d’un geste énonciatif – lequel se trouve d’ailleurs figé en stéréotype dans l’imprimé – que par le style et l’épaisseur charnelle ou aérienne de ses traits » (Christin, L’image écrite, ou, La déraison graphique 213).

Cette poésie de la matière d’écriture n’est pas seulement une solution pour libérer du poids de l’énonciation « de ce je d’autorité et de voix qui était censé régenter tout discours comme toute pensée » (Christin, L’image écrite, ou, La déraison graphique 212), mais pour générer un déplacement d’une instance d’énonciation à une autre.

Invention de l’écran21, le Coup de dés a nécessité un long et complexe travail d’édition, présenté comme un cas en littérature des tensions entre instances auctoriale et éditoriale. Cela est certainement dû en partie à l’exigence et la minutie du poète, mais aussi à la difficulté du dialogue entre deux considérations du texte. Le souci des marges, de la place des mots, de leurs grandeurs, leurs polices22 n’était pas esthétique, il était poétique au sens où il constituait le propos du poème. Le blanc lui-même ne signifie pas l’écart nécessaire à la lisibilité des mots : il est indissociable de l’image du texte.

Figure 5 : Mallarmé, Maquette autographe (avril-mai 1897).

Double page ouverte, la création littéraire consiste à réinventer un support, celui de la « page blanche annonciatrice de mots » (Christin, L’image écrite, ou, La déraison graphique 213) où les vides sont des instances d’énonciations éditoriales : « Les “blancs”, en effet, insiste-t-il, assument l’importance, frappent d’abord » dit Mallarmé lui-même. Le travail de la « Page […] prise pour unité » (Mallarmé préface 1897) cristallise en l’entreprise révolutionnaire littéraire23. »

« Car la page, ici, est fondatrice, non seulement parce que c’est sur elle que repose la création du poète mais parce que le don du texte passe également d’abord par son approche. Le commentaire qu’a donné Mallarmé de son poème pour la revue Cosmopolis ne traite que d’elle, réservant à la typographie quelques lignes où elle est assimilée à une interprétation vocale accessoire […] » (Christin, L’image écrite, ou, La déraison graphique 214-15)

L’importance de la page se mesure au travail de sa couleur. Le blanc fait partie de l’écriture du poème et on ne saurait distinguer ce blanc de la réalité du support24, réalité matérielle qui est, même si constamment présente à la vue de tous, est aussi continuellement ignorée. L’investissement du blanc de la page par Mallarmé n’a d’ailleurs pas été compris par ses contemporains et cette poétique « est demeurée obstinément invisible aux yeux de tous ses commentateurs, et cela jusqu’à nos jours » (Christin, Poétique du blanc 145). L’édition réalisée en 1980 par la revue Change et le groupe d’atelier (Ronat/Papp), si elle a le mérite de prendre en compte davantage l’importance de l’espace (décrite notamment comme une « édition mise en œuvre »), se fonde sur une perspective linguistique du blanc ou sur la règle d’insertion du blanc qui, comme l’écrit Mitsou Ronat dans la préface de l’édition, est la suivante :

« Insérer du blanc uniquement là où la langue a « surdéterminé » le lien entre les éléments disjoints. » (Mallarmé et Papp 28)

Une fois encore, l’image du texte – qui, contrairement à La Physiologie, est ici très claire mais peut-être trop ambiguë – est analysée comme substitut linguistique, dans une perspective d’analyse textuelle classique, une interprétation structuraliste qui donne une préférence à la parole, reniant sa mise en espace. Le fait que la phrase elle-même se trouve déplacée de son espace d’une page seule à la largeur de la double et que sa linéarité se poursuive par l’écart implique un travail de mise en page qui porte une vision du texte comme une composition plastique.

Figure 6 : Mallarmé, Épreuve du Coup de dés pour l’édition d’Ambroise Vollard (1897).

L’innovation d’une telle démarche poétique ne se situe pas au niveau linguistique, il ne s’agit pas de changer la langue ou de déplacer le centre de la narration de l’humain au non-humain, mais au niveau de l’espace : en ajoutant des distances, Mallarmé « disperse » (selon son propre terme) et implique l’écriture dans un champ graphique qui invoque sa spacialisation et sa part picturale25. Il fait en sorte de que « le texte fasse corps avec le papier même » (Lettre de Mallarmé à Edmond Deman du 28 avril 1888 cité dans Edemond Deman, éditeur de Mallarmé). L’image du texte, au sens plastique, n’est pas portée par les mots il est dans ce qui n’en sont pas, dans les respirations, dans la technique spatiale de la page. En effet, nombre d’analyses du Coup de dés ont remarqué l’attention à la disposition ou à ce qu’on peut désigner comme la mise en espace des mots. La page a été architecturée de telle façon de prévoir le mouvement de lecture, de le guider dans un espace où le blanc n’est donc plus vide mais plein comme des murs délimitant un espace.

Plis de Page

« Nox is not simply read but also felt, seen, unfolded, and sifted through. » (Sze 66)

Élégie à la mémoire de son frère, Nox d’Anne Carson est une création qui hésite entre l’objet littéraire et le livre d’artiste26. Décrit successivement comme « a pastiche of numbered entries » (Stang), « a tactile and visual delight » (Martinuik), a « diversion from our expectations » (Bradshaw), Nox se propose comme l’agencement de l’objet livre et surtout son détournement. La création se présente sous la forme d’une boîte (15,49 x 6,86 x 23,88 cm), contenant une seule page de plus de 20 mètres de long, pliée en accordéon 192 fois et ne disposant d’aucuns indicateurs paratextuels27.

Du côté de la lecture, sur un fond légèrement grisé, un ensemble de fragments (citations, définitions, traductions, extraits de lettres, pièces de poésie, photographies, peintures, dessins). De l’autre, du blanc28.

Livre devenu boîte, Nox a été été interprété comme une double élégie : celle d’un frère (Michael Carson) et celle d’un modèle/format (le livre)29. Au-delà du deuil que peut en effet incarner l’organisation matérielle de l’objet, Nox se présente surtout comme une remédiation (Wurth 27) puisque les fragments qui composent l’hommage sont issus de la numérisation d’un carnet personnel de l’auteure. Les textes n’ont pas été retranscrits, ils sont en fait des images du média d’origine répliqué, un fac-similé à la qualité « Xerox ».

« When my brother died I made an epitaph for him in the form of a book. This is a replica of it, as close as could get. » (Anne Carson, 4ème de couverture de Nox)

La réplication est à l’origine de l’entreprise littéraire et permet de poser plusieurs questions quant à la matière d’une œuvre. Si un texte est une matière comment le déplace t-on dans une autre matière tout en respectant la logique de son organisation ? Comment opère t-on une reproduction mécanique d’un objet intime ? En ce sens, le travail éditorial ne signifie pas créer un objet aux caractéristiques nouvelles, mais plutôt restituer des caractéristiques anciennes. Comme souligné par Sze, le terme nous vient du latin replicare qui signifie « répondre », « copier » mais également « replier » (Sze 67). Nox est une entreprise de recueillement qui joue avec la mélancolie face à une remédiation impossible : sont à son service les diverses impressions de transparences, d’épaisseurs, de textures qui souhaitent faire la liaison avec un média qui ne nous sera jamais atteignable30. Le thème du voir au travers de la remédiation est également filé dans le texte31 : outre l’illusion filée d’une transparence entre les pages, la section 1.1 présente la définition du terme per (« à travers ») ; la section 1.2 présente l’ombre d’une image présente au pliage suivant et présente le principe d’autopsie ; la section 1.3 présente l’étymologie du terme mute (formation onomatopoéique ne renvoyant pas au silence mais à une idée de l’opacité de l’être humain). Mais le concept évoqué qui semble le plus à propos est celui emprunté par Carson à Heidegger (« Science and Reflection » in Heidegger, pp. 155-82.) : celui d’Unumgänggliche traduit par Overtakelessness et qui désigne ce qui ne peut être ni évité ni ignoré, ce sur quoi on recueille des faits, des caractéristiques tout en restant au-delà. La relation et la connaissance de l’autre, mais aussi la rencontre et la compréhension du média. Le message est ici un fantôme dans la page puisque Nox est une image technique du premier texte et de sa plasticité déployée sur plusieurs mètres.

L’édition par New Directions est telle que lire signifie tirer physiquement le support et voir se dérouler une page presque sans fin. Car composé d’une seule unité matérielle, il y a l’idée que tout le livre bouge dans le geste de lecture. Déconstruction d’un format32, Nox impose un maniement qui lui est propre33 : le pliage « disrupts the linearity of the text and intensifies our haptic orientation toward the artifact » (Sze 66). En ce sens, Sze considère Nox comme une invitation à la rencontre non seulement avec un texte (ou intertexte dans la mesure où les fragments sont eux-mêmes des collages de différentes feuilles), mais avec un objet. Sze insiste à la suite d’Anderson que la lecture ici nécessite de penser en amont un espace de lecture34. Cette rencontre, au sens de prise de conscience35, est celle d’un média détourné de son utilisation habituelle, et ainsi de ses caractéristiques et potentialités hors d’un système d’usages.

Carson suggère à ce propos une lecture toute particulière :

« Do you have a long staircase? Drop it down and watch it unfold. I did. » (Sehgal)

L’objet impose une quête, quête d’un lien entre fragments mais aussi quête herméneutique sur le sens de son architecture. Le choix d’un récit par fragments peut d’ailleurs étonner en ce qu’il est inscrit dans un design continu. Il a été analysé comme permettant de « limiter le processus de lecture » pour « attirer l’attention sur le média en tant que dispositif de sens »36. Les entrées des dictionnaires (que l’on rencontre toutes les trois ou quatre pages) sont sur ce point exemplaire : invitant à un survol de la lecture (bien qu’elles soient de la main de Carson), elles impliquent surtout de constater la structure de la page, de remarquer l’esthétique du scrapbook.

La structure interne du livre déjà semble refuser une analyse classique : Nox est dépourvu des marqueurs paratextuels issus du codex (numéro de page, titre de chapitre, table des matières). Sze avance que Nox présente davantage une exploration sur le modèle de la base de données tel que décrit par Manovich[69] :

« As a cultural form, a database represents the world as a list of items and it refuses to order this list. In contrast, a narrative creates a cause-and-effect trajectory of seemingly unordered items (events). Therefore, database and narrative are natural enemies. Competing for the same territory of human culture, each claims an exclusive right to make meaning out of the world » (Manovich 225)

À l’image d’une ligne du temps et d’une vie, les fragments sont ceux d’une trame indivisible : sur le même principe que celui de l’archive, il n’est pas question de rompre le fil entre les composants, mais de les prendre tous ensemble. La structure de la page unique, dépliable il semble à l’infini, dans un unique mouvement, n’est pas sans évoquer la possibilité du scroll infini à l’écran, ne pouvant pas être remédié dans un format-livre Kindle. L’image du texte réunit dans son design toute une histoire de l’édition et de ses techniques, du parchemin au codex, de la copie au pochoir, de la photographie à l’hypertextualité numérique

Il y aurait bien entendu bien d’autres exemples passionnants à citer, des « jeux de lettres sérieux » qui font de la composante matérielle du texte une donnée essentielle de leur littérarité37. La revalorisation du « how » dans la création littéraire, qui n’est pas seulement le cas des écrits de l’écran mais de toute une perspective sur un art littéraire, ouvre l’ambiguïté ontologique du fait littéraire à une autre possibilité : plutôt que de considérer que dans la même association fond et forme, matière et sens, le fond comme la forme, la matière comme le sens portent aussi du sens, les créations et leurs décentrements poétiques nous amènent à envisager le fait qu’il n’y a peut-être que les effets ou vibrations du fond, de la matière (à partir desquelles nous créons, par la suite, le principe de sens).

Matières en Vibration

Dans son ouvrage Vibrant Matter, Jane Bennett propose de déplacer l’attention de l’expérience humaine des choses aux choses en tant que telles pour souligne la participation active de forces non-humaines dans les évènements du monde . Ce que l’on pourrait résumer par vitale, vibrante désigne chez Benett « the capacity of things – edibles, commodities, storms, metals – not only to impede or block the will and designs of humans, but also to act as quasi-agents or forces with trajectories, propensities, or tendencies of their own » (viiii). Bennett inscrit cette réflexion sur la matière vivante et la force vitale inhérente dans une histoire longue de la philosophie occidentale (citant notamment Kant, Bergson, Hans Driech, mais aussi Spinoza, Nietzsche, Thoreau, Darwin, Adorno et Deleuze).

Si cette thèse concerne davantage la théorie politique (notamment les analyses politiques des évènements publics)38, elle a le mérite de se développer autour de la notion de matérialité vitale, force qui traverserait les corps qu’ils soient humains ou non (et qui donc dans l’approche de Bennett ont des implications politiques concrètes). Le concept de matérialité vitale nous intéresse ici dans la mesure où, étiqueté de nouveau matérialisme (terme qui comprend en soi une grande diversité d’approches (Gamble et al.)), il constitue une prise en compte de la matière en essayant d’éviter son essentialisation, ce qui se traduit par le fait de considérer que cette matière existe en réseau ou en relation avec son environnement. Les choses non-humaines n’existent qu’en interaction avec d’autres choses (dont humaines). Comme l’approche des théories des médias qui défend la participation active du média dans le monde et décentre la perspective traditionnelle d’analyse du contenu vers le contenant, le matérialisme vital/actif se pose en tension avec plusieurs traditions philosophiques établies, de Hegel à Habermas, qui considèrent les choses matérielles comme des éléments passifs, inertes, soumis à l’action humaine (laissant une suprématie au sujet humain et à son expérience de la nature). Les choses ne sont ainsi pas des objets au sens sémiotique, c’est-à-dire que leur valeur et force d’action ne sont pas exclusivement déterminées par le sujet pensant.

Or cette vibration sert aussi de résistance au risque de l’essentialisation qui revient à penser ces forces dans l’immobilité d’un objet qui n’est alors pas moins abstrait dans son incarnation. Vives vibrations, ce que l’on désigne par le langage comme le texte, le média, la matière sont en fait un ensemble constitué des dynamiques qui les co-construisent. Pour lutter contre l’attraction d’une essentialisation, le pluriel est un premier remède : Larrue et Vitali-Rosati proposent l’expression de « conjonctures médiatrices » comme une « pluralité irréductible de forces en jeu » (Vitali-Rosati, « Le fait numérique comme « conjonctures médiatrices » ») pour identifier un principe de multiplicité en action (« moving combinations that form the elements in play at the time of the action » (Larrue et Vitali-Rosati).39 La notion de conjonctures médiatrices – comme « les éléments qui permettent, que, à un moment et dans un espace données, se produise un phénomène de médiation » (Larrue) – s’articule à une réflexion matérialiste du monde où résonne le matter matters de Barad  : soit une pensée où sont identifiés des agencements40 et des dynamiques de relations. Ce que l’on pourrait nommer par matière est un ensemble de force d’actions41 et d’opérabilités42 dont dérivent les choses43. Dans la lignée de cette considération sur les matières du monde, le média ne peut ici plus être considéré comme un objet mais comme un ensemble de forces d’action (conjonctures) qui fonctionnent ensemble par réseaux de discours44. Il n’y a, dans cette rhétorique qui s’oppose à celle de l’immatérialité, pas de séparation entre des forces abstraites (discours, pensée, concepts, écritures) et des forces concrètes (matières, supports). Conçu comme matière vibrante, le média (ou le texte puisqu’il en est un) sera défini alors comme un composé indivisible de ces élément (que l’approche distingue selon son orientation, sa perspective d’observation) et qui, en tant que tel, existe en relation avec des forces humaines et non-humaines.

Il n’y a donc, dans cette perspective, pas de fond et de forme du texte séparées mais un seul et même ensemble de dynamiques matériellement inscrites, qui inventent l’écran, le principe de sens, le principe de matière textuelle également.

« On ne peut pas parler d’un réel, ni d’un Être. On ne peut pas non plus parler d’une opposition de plusieurs niveaux ontologiques hiérarchisés – l’imaginaire et le réel, le symbolique et le non-symbolique. La fusion entre ces différents éléments – dont l’identification ne relève que du geste de la critique littéraire – donne lieu à une multiplicité d’Être, à une multiplicité de réels tous autant originaires. […] Cette multiplicité est originairement performative et comprend les gestes d’éditorialisation ; de ces gestes fait partie le fait littéraire. » (Monjour et al.)

Le fait littéraire émane d’un ensemble de pratiques qui s’incarnent au sens où elles jouent, négocient et même déplacent une plastique des signes.

Plastique des Pratiques

Terme principalement employé dans le milieu des Beaux-arts, « plastique » permet d’envisager l’hybridité des formes et matières du texte à l’écran – notamment l’importance du processus de modelage dans leurs constitutions – et de la conserver en mouvement avec l’environnement d’inscription. Dans les philosophies de l’esthétique, ce terme désigne ce qui découle de la qualité esthétique de la forme, ce qui va donner un volume, donc une force de présence, à une représentation. Art de reproduire ou de créer des formes,plastique déjà dès la définition qu’en donne Dew, « [m]atière qui, à un certain stade de son élaboration, peut subir une déformation permanente et prendre la forme qu’on désire lui donner » (Matières premières, 1973), implique un mouvement et une force d’action au creux de ce mouvement :

« [C]e n’est qu’en mettant en valeur impitoyablement, par de purs procédés plastiques, les saillies expressives qui rendent la scène sensible, les profils qui l’arrêtent dans l’espace, les plans fuyants qui y font participer cet espace, tout ce qui en fait un bloc dont les éléments sont solidaires, et le rythme secret qui lui confère l’unité dans le mouvement. » (Faure et Courtois 205)

La notion de plastique – issue des textes plastiques qui sont les produits d’une pratique de création personnelle – a pour horizon de réunir à l’écran plusieurs aspects des renégociations légués par le fait littéraire, dont la non-fixité, la technicité de son image et le mouvement ou la force performante de son arrangement physique. En effet, les textes vidéos que j’ai établit dans la catégorie de textes plastiques se revendiquent comme textes mais ne peuvent être conçus en dehors de leur inscription dans un espace qui est un espace visuel en mouvement. Le processus de montage des mots, processus qui est une extension de la mise en espace dans la page, cristallise une entreprise de création qui souhaite justement présenter la technicité de l’image du texte : c’est parce qu’il convoque d’autres régimes d’écritures (sonore, visuelle, en mouvement, vibrante), que le texte numérique est texte. Le travail d’écriture est un travail de rencontre et de confrontation concrète avec le média, avec sa densité, et ce qui peut paraître comme une hybridation du texte (mais qui n’est en soi que la poursuite de la question « how to deal with text ? » dans un nouvel environnement45) est en réalité une recherche d’une texture, d’une plus grande visibilité de l’image technique pour provoquer sa prise en compte par le regard. Comme une anamorphose, il s’agit d’indiquer un autre angle d’observation, pour justement rappeler une conception du texte comme un produit issu d’une fabrication éditoriale, comme une composition poétique, visuelle autant que technique.

Recherche de cohérence dans l’agencement des dynamiques réelles, l’approche plastique du fait littéraire évoque sous bien des aspects une pensée de la stigmergie apposée aux sciences humaines et aux arts tel que proposé par Dyens46. Entre anamorphose et stigmergie, la plasticité des signes est un décentrement, moins vis-à-vis d’une tradition de l’abstraction et de l’immatérialité, que vis-à-vis d’une posture d’essentialisation dans la représentation, l’étude et la conception des créations. La poursuite du fait littéraire est en ce sens l’ouverture à une réflexion sur les agencements matériels du monde dont les pratiques héritent et réactualisent les relations constamment.

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Source des Images

Figure 1 : Balzac, Physiologie du mariage, page 319. Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.

Figure 2 : Balzac, Physiologie du mariage, page 320. Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.

Figure 3 : Balzac, Physiologie du mariage, page 321. Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.

Figure 4 : Mallarmé, Premier état du Coup de dés. Manuscrit autographe (février-mars 1897). commons.wikimedia.org / Wikimédia.

Figure 5 : Mallarmé, Maquette autographe (avril-mai 1897). commons.wikimedia.org / Wikimédia.

Figure 6 : Mallarmé, Épreuve du Coup de dés pour l’édition d’Ambroise Vollard (1897). commons.wikimedia.org / Wikimédia.

Notes